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  • Laurent Schweizer

2. « Voir » pour la première fois

Dans cette série d’articles, j’aimerais témoigner de quatre grandes expériences d’unité survenues durant mon existence, de l’enfance à l’âge adulte. De manière surprenante, ces expériences se sont toutes produites à la suite d’intenses souffrances psychiques. A l'origine de ma vision du monde, elles m’ont offert un contact privilégié et répété avec la « Source », autrement dit avec notre nature essentielle.

« La sainte odeur de l’homme »

A 36 ans, je monte un spectacle musical pour soutenir mes compositions et dynamiser ma carrière. Six mois de travail à plein temps, un budget conséquent, une quinzaine de personnes engagées, sa création dans un théâtre alternatif : c’est le plus important projet créatif que j’aie entrepris à ce jour. Le spectacle raconte l’histoire d’un homme en rupture de liens qui s’exile au cœur de la forêt amazonienne. Son titre révèle son aspiration mystique à retrouver le sentiment d’unité qui prédominait bien avant que notre civilisation n’ait fini par désenchanter le monde.


Mourir dans l’œuf

Malgré un travail conséquent, je n’arrive pas à me satisfaire de la forme, à mes yeux inaboutie, du spectacle. Et bien que les représentations soient presque complètes, aucune salle de spectacle ne l’intègre à sa prochaine saison. Parallèlement, mon second projet de jazz brésilien ne se vend pas non plus, ce qui provoque la dissolution du groupe. J’aurai ainsi concentré toute mon énergie sur deux projets qui maintenant meurent dans l’œuf. C’est comme si le destin venait coup sur coup me faire comprendre que ma vie d’artiste s’arrêtait-là.


L’appel de ses vœux

Persuadé que je suis fait pour être musicien, que vais-je faire de ma vie ? La crise existentielle est majeure. Je place alors l’argent initialement destiné à l‘enregistrement du CD - toutes mes économies en somme - à me refaire une santé psychique. Je prends la direction des Pays-Bas pour rejoindre un stage d’exploration de la conscience dans l’espoir qu’il m’aide à sortir de ma crise et donne un peu de sens à ce naufrage. Je n’imagine pas à ce moment-là que la vie réponde directement à ce que mon personnage de fiction appelait de ses vœux.


En mille morceaux

Arrivé en bord de mer du Nord, je me plonge intégralement dans le stage. Au quatrième jour d’une exploration intensive, je suis profondément touché par la lecture d’un texte sur l’honnêteté : les jugements, tirés telles des flèches sur mes proches les années précédentes, me reviennent d’un coup en plein cœur. La souffrance est si intense que j’ai juste le temps de prendre mon visage entre les mains avant d’éclater en sanglots. Je me sens littéralement exploser en mille morceaux.


Je suis… la barrière

Le jour suivant, nous sommes invités à méditer en plaçant notre attention sur des objets de notre choix jusqu’à pouvoir les ressentir. Tout se déroule sans difficulté jusqu’à une petite barrière de bois située juste devant notre hôtel. Je commence l’observation. Passent dix minutes, puis dix autres et encore dix… Et me voilà, une heure plus tard, debout devant la barrière, toujours incapable de ressentir quoi que ce soit. Je me dis que cette fois c’est fichu ! que je n’y arriverai jamais ! qu’il ne me reste plus qu’à prendre mes affaires et à rentrer chez moi, quand soudain quelque chose cède à l'intérieur. Je sens la petite barrière de bois pénétrer en moi. Mes yeux s’inondent de larmes. Il n’y a plus d’un côté la barrière et moi de l’autre. Je suis… la barrière.


Cela attendra bien un peu

Animé d’une joie soudaine, je cours en direction de la salle dans un élan de partage avant de m’arrêter net. Cela attendra bien un peu. Et je repars en direction de la plage. Passant devant une boutique, un présentoir à cartes postales accroche mon regard. En m’approchant, les cartes me sautent littéralement aux yeux. Quelles somptueuses images de la nature hollandaise ! Je les admire les unes après les autres lorsque je me surprends à en avoir déjà une bonne vingtaine entre les mains. Je repose d’un geste toute la pile et me remets en chemin.


Inondé de lumière

Arrivé sur la plage, je suis immédiatement ravi par la beauté du paysage. Ce que j’ai ressenti de la barrière s’étend maintenant sur tout l’horizon. Je « vois » littéralement pour la première fois. Le ciel est inondé de lumière. Je me sens en amour avec toute chose. Emerveillé, je suis des yeux les goélands qui, jouant avec le vent, tournoient tout autour de moi. A cet instant, ils expriment spontanément et avec perfection la joie de me sentir intensément vivant.


Intact comme au premier jour

Au levé du jour suivant, je me sens à nouveau séparé. Vingt minutes d’observation suffisent cette fois à faire céder la barrière intime. Etre en salle m’incite à garder mon attention à l’intérieur. Ce que j’expérimente alors est aussi étonnant que paradoxal : je ressens une stabilité et une densité physique sans précédent; je suis extraordinairement centré et pourtant complètement ouvert au monde; je me sens plus moi que jamais sans qu’aucun de mes problèmes ne viennent m’oppresser; l’incessant bavardage qui saturait mon esprit s’est dissout et les mots semblent désormais surgir du néant; je me pensais brisé et réalise être intact comme au premier jour. Mon anxiété chronique a disparu. La mort m’est devenue étrangement impossible.


Couver un trésor

Durant mon voyage de retour, un sourire aux lèvres m’accompagne. J’ai la conviction de couver un trésor. A l’arrivée en gare de Genève, j’observe les voyageurs débarquant du train marcher d’un pas pressé, la tête baissée, l’air préoccupés. Ils me paraissent ternes et éteints. Les jours suivants, je sens un nouvel ordre s’installer en moi : comme si une pyramide, qui s’était jusqu’à présent miraculeusement tenue sur sa pointe, s’était retournée sur son socle. Les vicissitudes de la vie ne m’atteignent plus. Je suis heureux.


L’attrait du Réel

L’impasse professionnelle s’est muée de manière inattendue en ouverture spirituelle. L’immersion dans la Source m’a fait retrouver ce que je recherchais partout depuis mon enfance. Mais si la vie a répondu à mon appel, elle ne l’a pas fait sous la forme escomptée. A ma grande surprise, la musique perd jour après jour un peu plus de sa nécessité : l’attrait du « Réel » dépasse à mes yeux tout ce que l’art est capable de concevoir. Je m’appliquerai encore une année à améliorer mon répertoire classique avant d’arrêter définitivement de jouer. Il faudra environ un mois pour que cet espace intérieur ne se referme et me replonge dans mes ténèbres. Comment supporter de goûter une telle plénitude et la perdre à nouveau ? La crise est sans précédent. Mais au cœur de cette obscurité brille désormais une fine lumière qui ne cessera plus de m’orienter.


Laurent Schweizer


CONSEILS DE LECTURE

Taylor Steve (2011), S’éveiller, Pourquoi les expériences d’éveil surviennent-ellesetcomment les rendre permanentes, Canada : Le Dauphin Blanc.

Le Roy José (2006), Eveil et philosophie, Paris : Accarias L’Originel.

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